Karoo, Steve Teish
- By Frederic
Souvent, c’est l’inverse qui arrive. On se procure un livre dont on a entendu parler. Mais pour Karoo, c’est seulement après en avoir commencé la lecture que je me suis rendu compte qu’un phénomène était en train de naître autour de l’ouvrage. Effervescent. Ce pavé de plus de six cents pages n’avait pas attiré que moi, et mon hasard avait aussi été celui de centaines d’autres. Et partout, la même unanimité autour du livre posthume de Steve Teish, scénariste avant écrivain.
Soul « Karoo » soigne les scenarii. Les rendre compatibles, gommer les incohérences, les rapprocher de l’attente d’un producteur, c’est son job. Séparé en éternelle instance de divorce, père d’un jeune homme dont il ne sait pas s’occuper, Soul mène une vie désinvolte et cynique. Pas heureux, mais sans doute pas malheureux, Soul tire même peut-être un certain plaisir aux névroses dont il est l’objet. Son infirmité face à l’ivresse, son incapacité chronique à affronter toute forme d’intimité. Et plus étrange encore, une véritable faiblesse à conserver une subjectivité qui lui serait propre. Tant va la plume au vent. Et pourtant. De cette amertume qui transpire de tout son être, Soul ne m’en a pas semblé moins attachant. Touchant même. Quelles blessures, quelles failles, quelles trahisons, pour être tant à côté de la vie, et si peu en dedans ? Et si blessure il n’y avait pas eu, quel drame qu’une telle lucidité, si affûtée qu’elle prévient tout lâché-prise, qu’elle place d’emblée l’acteur comme spectateur de la scène qu’il joue lui-même. Par un biais ou un autre, de Soul, je n’ai senti que la douleur qui mène à l’errance, comme un sort jeté. Par personne. Alors, lorsque Soul tombe amoureux de Leila, lorsqu’enfin, il a l’occasion de vivre vraiment, et de se racheter donc, on ne peut que serrer les poings, bouleversé de cette chance ultime sans doute, enfin offerte.
Les trois premiers quarts du roman sont écrits à la première personne. C’est Soul lui-même qui parle. En plein cœur de lui, le lecteur est mené aux confins d’un esprit brillant et torturé, sur les flots d’une plume à l’imagination débordante et à l’agilité déconcertante. Splendides, les phrases, les paragraphes, les pages, les dizaines de pages, s’enchainent sans qu’on puisse s’en apercevoir même. On a beau se dire que le livre est épais, qu’on a encore de beaux moments devant soi en sa compagnie, c’est déjà le temps de retenir les pages, de relire les passages les plus remarquables. Tous, ou presque. Pour qui aime écrire ou a déjà écrit, page après page, on croise les pépites qu’on aurait aimées coucher sur un papier, les idées qu’on aurait aimées avoir. Le fond et la forme se rejoignent dans une sensualité pour moi inégalée. Puis l’événément, que je ne dévoilerai pas, évidemment. Un choc dans le roman pour un choc dans la narration. Le dernier quart devient impersonnel, le je est devenu un il. Délicate transition sur un roman si long, difficile détachement à opérer. Sans doute que pour l’auteur aussi, cette distanciation n’a pas été si aisée à réaliser. Instantanément, le style se fait plus saccadé, moins incisif, plus banal même. Mais les pages se tournent encore si vite. Vers quelle fin Steve Teish va-t-il nous mener ? Un tel roman peut-il se terminer ? Ulysse revivra-t-il son mythe transposé dans une époque futuriste ?
La fin… Je dois vous dire que je n’ai toujours rien lu depuis « Karoo ». Je ne vous dirai rien d’autre d’ailleurs. Il fallait en choisir une. J’aurais rêvé d’une autre, bien que celle-ci soit époustouflante. Il en fallait une, et s’il fallait lui donner une couleur, ce serait le noir, celui du fond de la galaxie ; là où le mythe d’Ulysse aurait pu être revisité…