L’ami de jeunesse, Antoine Sénanque
L’ami de jeunesse, c’est Antoine lui-même, narrateur et psychiatre de 48 ans, coincé et bien à l’étroit dans le confort d’une vie dont la plupart dirait qu’elle est enviable. Une femme, deux enfants, un bel appartement, un métier riche. Une situation en somme. Oui mais Antoine est à bout de souffle, étriqué dans sa geôle dorée. Alors, et comme il n’est pas trop tard, il décide de dissoudre ses mélancolies, structurelle et conjoncturelle, sur les bancs de l’université où il apprendra l’histoire. Et comme il n’ose pas se lancer seul dans l’aventure, il convainc Félix, son meilleur ami, son meilleur inverse, de le suivre. Le neurasthénique complété de son acolyte, coureur et menteur, insouciant et bon vivant… Crise de la quarantaine, on pourrait dire, oui. Mais pour peu qu’on veuille bien y regarder de près, la vie entière est une crise, de l’agitation, des gesticulations, des doutes et des dilemmes. Si l’acuité se place à la hauteur des situations, la crise est inévitable, en permanence. Dans le cabinet d’Antoine défilent toutes sortes de névroses et de phobies, autant de pathologies que d’individus, tous normaux, autant que lui, autant que tous. Chacun cristallise sur ce qu’il peut. Les ponts par exemple… Pourquoi avoir peur de traverser un pont, on ne risque rien à faire vingt mètres par-dessus la Seine. A moins que ? Les symboles ? La vie, la mort, l’abandon, la fuite, le temps qui passe. Et nous, et nous, et nous ? Pauvres riens au milieu du tout, minuscules âmes sans protection, définitivement seules et apeurées. Là, nous en sommes tous là. Antoine aussi. Il y a le fond. Vivre encore et malgré. Mais il y a la forme ; surtout la forme même. Antoine Sénanque déroule l’aventure de son personnage d’une plume éblouissante, d’une fluidité toute aquatique. Pas une phrase ne heurte, pas un mot ne ralentit non plus. L’ami de jeunesse coule dans nos veines sans caillot… Et je m’offre là une transition non feinte vers une autre des caractéristiques fortes du livre. L’auteur est médecin et ça se sent. Partout, disséminées, les références, comparaisons, analogies avec le monde médical sont pléthores, et c’est absolument délectable d’esprit et d’astuce. Rares sont les phrases dont la vivacité ne soit pas aussi saillante qu’un os de hanche. (Oui, je sais, facile…) Il s’agit là d’un livre qui est une œuvre, qu’il est impossible de lâcher dès lors qu’on aime l’intériorité des âmes et l’intelligence des mots. Opération à coeur ouvert.