Le filet à papillons

J’avais peur des papillons, de leur façon idiote de voler. Ils donnent l’impression de ne jamais savoir où ils vont, ni même d’aller quelque part. Une seconde, ils semblent loin, et celle d’après, ils sont dans votre air, intrusifs. Il aurait fallu lâcher prise, me dire que leur positionnement par rapport à moi n’avait aucune importance. Ce qui est la vérité. Mais je ne savais pas faire à l’époque. (Encore maintenant, c’est délicat.) Ces insectes ne piquent pas, et sont à ma connaissance inoffensifs. De plus, notre imagerie à leur égard, la mienne y compris, est tout à fait bienveillante voire poétique. Alors ? Alors je ne sais pas pourquoi j’étais stressé par leur vol chaotique. Je peux pourtant affirmer, pour éviter toute psychologie de zinc, que je n’ai jamais vu dans leurs trajectoires la résonance de mon parcours personnel. Je ne vole pas. Et je n’ai jamais vraiment butiné.

Ma première voiture était une corsa, une voiture qui était sans doute sortie déjà vieille des chaînes de montage. Elle était d’un vert indéfinissable mais néanmoins métallisé. Entre l’amande et la pistache, avec de délicates pointes de rouille. Parfaite pour l’apéritif. Elle était basse comme un kart, réagissait et résonnait comme tel, vrombissante et sonore. Le volant était grand, fin et cannelé, l’inverse absolu de ceux des temps modernes. Entre ses pannes, je l’aimais bien. Son odeur intérieure, parfaite, hésitait entre le métal et le plastique, chauds. Elle déplorait également un minuscule trou dans le plancher, une infime balafre en quelque sorte, ainsi qu’un badge « luxus », imposture apposée sur le flanc. Cette voiture, presque une amie, avec un cœur à la place de l’électronique, je m’en servais essentiellement pour me rendre à l’université, avec mon meilleur ami de l’époque. (Lui était le très heureux propriétaire d’une 4L rouge dont la rumeur disait qu’elle eut appartenu un temps à James Bond.)

Un jour, il faisait chaud, et nous roulions vitres entrouvertes, dans un double vacarme, intérieur et extérieur. Ce devait être la fin de l’année universitaire et nous étions, mon ami et moi, tout à fait détendus. Sans doute parlions-nous des filles, de toutes celles qui ne nous regardaient jamais, ce qui couvrait l’intégralité absolue de la population féminine de la faculté. (La route se devait d’être longue.) Quand soudain, un événement terrible survint, une rupture, comme pour m’apprendre, leçon précoce de vie, qu’un rien pouvait faire perdre l’équilibre, qu’une vibration de trop ne tenait qu’aux mouvements du fil sous les pas. Plus jamais les choses ne furent les mêmes par la suite, plus jamais je n’eus la même insouciance au volant d’une quelconque voiture, même désormais suréquipée. Des images imbéciles étrangement imprimées : un papillon était entré dans l’habitacle. Quelques instants et gloussements plus tard, un croisement non négocié avait raison du train avant, dans un fracas.  Plus jamais la corsa ne roulât droit, et je ne sais même pas si une partie de sa tôle a pu être recyclé…

De l’effet d’un battement d’ailes, ou comment une vieille voiture d’étudiant joua les filets à papillons pour réussir sa sortie.